Le Rouge et le Vert

By Lord Ma-koto Chaoying

 

Chapitre 3 : Les deux moitiés de la Sainte Armure de Caelin

(Salle des armures…)

Mourir… mourir au combat. Ce sont des mots que les chevaliers connaissent bien. Pourtant, aujourd’hui, alors que cette vérité allait s’avérer… n’y avait-il pas quelque chose encore inconnue, qu’il aurait dû connaître, avant de s’en aller mourir au combat ?

"Kent, Kent, Keeeeeeennnt !!"

Un ouragan arriva sur le Bouclier Rouge, manquant de peu de l’envoyer dans l’autre monde.

"Mais que… ahh !!"

Du moins, il l’envoya dans les armures qui décoraient la salle. Car il faut préciser que la masse de l’arrivant était au moins équivalente à celle de « l’arrivé ».

"SAÏN !! Mais qu’est-ce qui vous arrive ?!!"

La Lance Verte s’agitait dans tous les sens, passablement énervée.

"KEEEENNNTTT !!! C’EST HORRIBLE, HORRIBLE, HORRIBLE !!"

Si le chevalier vert était secoué, le rouge l’était également, mais par les mains de son frère d’arme qui avait entrepris de le transformer en prunier en le secouant par les épaules. Avec peine, il tenta de calmer son ami.

"Saïn, gardez votre sang-froid ! Depuis quand un chevalier perd-il son calme ? Pensez qu’il faut donner le meilleur aux soldats. Que diraient nos hommes s’ils vous voyaient ?"

"Mais Kent, c’est vraiment horrible, horrible, horrible !!"

Le Bouclier Rouge pâlit intérieurement, sans pourtant montrer une seule trace d’angoisse sur son visage. Des années de combat sur les champs de bataille l’avaient rendu fort pour maîtriser les débordements de ses sentiments, et lui avaient appris une vérité indéniable en ce monde, qui n’appartenaient pas qu’aux soldats : mathématiquement, la difficulté de son propre combat intérieur faisait qu’on ne pouvait qu’y faire face. Saïn ne pouvait – il ne DEVAIT pas – être au courant de la mission qui lui avait été confiée par le général Matery, la mission suicide dont il n’avait pratiquement aucune chance de revenir. Zorphéas lui avait fait jurer de le protéger, quoiqu’il advienne… et lui-même, il se l’était juré. Un cœur brisé ne peut plus être chevalier…

Pourtant, le jeune commandant ne se laissait pas d’être inquiet : après la mauvaise nouvelle annoncé par le général… encore une autre ? Saïn était passionné, mais fort. S’il était aussi hors de lui…

"Kent, Kent, si vous saviez comment cela me chagrine…"

Mais, plus encore que le mauvais augure prédit par ce ton… plus encore que le destin qui était scellé pour lui… au-delà même des mots que les humains connaissent, au-delà même de tous les devoirs du monde qui lui étaient imposés…

Oui, pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas dire que la force qui vit dans leur lien, et qui vient du Cœur du monde, est aussi sacrée que le combat auquel ils font face sans cesse ?

"Mon ami."

Ses mains s’étaient posées sur ses épaules, entourant la base de son cou. La Lance Verte cligna des yeux, au son à la fois ferme et tendre de son frère d’arme.

"Je suis là pour vous et vous êtes là pour moi. Si en votre cœur vous tourmente une faiblesse, laissez-moi être votre force, comme vous l’êtes en moi lorsque la faiblesse creuse un vide en mon âme. Ne sommes-nous pas frères d’arme ? Dites-moi tout."

Lentement, la Lance Verte commençait à se calmer.

"Kent… c’est Lady Lyndis…"

L’autre avala sa salive.

"Lui est-il arrivé quelque chose ?"

"Kent, c’est terrible… elle ne pourra plus… elle ne pourra plus…"

"Parlez, je vous en conjure !!"

Le chevalier vert planta ses yeux noisette désespérés dans la couleur cuivre de ceux de son frère d’arme.

"…elle ne pourra pas nous rendre visite comme elle l’avait promis !! Elle est obligée d’aller à un autre rendez-vous !!"

!! BONG !! (Bruit de la protection en fer de la main de Kent, percutant son front dans un geste exaspéré) Le Bouclier Rouge manqua de peu de tomber par terre.

"COMMENT ?!! C’est TOUT ?!! SAÏN !! Ne me refaites plus JAMAIS ÇA, vous m’entendez ?!!"

Le chevalier vert tenta de se défendre, pour la forme.

"Kent, ne vous mettez pas en colère…"

"Ah ?! Et COMMENT je devrais être ?! Joyeux ?!"

Le regard de Saïn était très sérieux.

"Oui, Kent. Vous deviez être joyeux. Je sais que vous aimez beaucoup Lady Lyndis, que sa compagnie aurait pu vous rendre heureux en ce moment difficile pour vous, mais… que cela ne pourra être le cas parce qu’elle ne peut venir et que vous espériez tant sa visite."

Les yeux cuivre du Bouclier Rouge s’adoucirent. Et les mots qu’il prononça, révélèrent son âme devant le monde et son frère d’arme.

"Saïn… vous… c’est vous qui vouliez organiser tout cela… pour moi ?"

"Je voulais vous faire la surprise. C’était bientôt votre anniversaire, mais… j’ai tout raté…"

A ce moment, Kent eut un geste qu’il ne s’expliqua jamais.

D’un geste brusque, il avait étreint son frère d’arme dans ses bras avec une passion si profonde en lui, qu’il crût qu’elle appartenait à des sentiments qu’il n’aurait jamais eu le droit de connaître. Car son destin était scellé, à présent… scellé depuis les mots qu’avait prononcé le général Matery dans la salle de convocation. Un destin scellé…

"K-Kent ?!"

Mais comment lui dire, comment dire à l’ami qui cultive les fleurs de votre terre, que votre mort est peut-être proche, et, qu’on ne peut pas dire adieu devant le cadeau qui aurait dû être l’aurore de vos rencontres dans la vie de chaque jour ?

"Mon ami… mon cher ami…"

L’émotion faisait vibrer sa voix.

"C’est moi qui suis désolé… vous pensez tant à moi, et moi je ne trouve que des mots durs et ingrats pour vous… pardonnez-moi… pardonnez-moi…"

Un murmure parvint à ses oreilles, montant progressivement en force.

"Kent… il s’est passé quelque chose… je sais qu’il s’est passé quelque chose !! Je le sens !! Dites-moi tout !! Ne me cachez rien !!"

Le Bouclier Rouge détourna la tête. C’était impossible…

"…"

Alors, la Lance Verte saisit le visage de son frère d’arme, pour avoir en face ces yeux cuivre si secrets que leur secret à déchiffrer était le but de sa propre vie. A chaque temps fort, n’avait-il pas toujours agi ainsi ? Mais ce dernier s’écarta, détournant le regard. Aujourd’hui, ce serait impossible.

"Ne… lisez pas en moi, je vous en… supplie. Je… ne veux pas… vous mentir."

"Si vous me disiez tout, vous n’auriez pas besoin de me mentir !!"

La logique de Saïn, si défectueuse en matière de bon goût poétique, était pourtant si redoutable lorsqu’elle touchait leur amitié. Pour cette raison, Kent se recula et détourna le regarda. Il n’avait pas le courage de soutenir les yeux noisette si expressifs de son frère d’arme. Alors, les prunelles brillantes de ce dernier, dont la pluie d’étoiles montrait la tristesse, étincelèrent violemment pour exprimer la colère.

"J’en étais sûr !! C’est… c’est le général Matery, c’est ça ?! Il vous a ordonné d’accomplir une mission contraire au bon sens, et vous, comme un imbécile, vous allez lui obéir ?!"

"Saïn ! Mesurez vos paroles. Cette opération est nécessaire et bien pensée. Je ne fais que mon d…"

"Idiot !! Si cette opération était bien pensée, Matery nous aurait envoyé tous les deux ensemble !! Il n’y a pas un idiot dans l’armée pour ignorer que l’efficacité de la Sainte Armure de Caelin est à son maximum lorsque le Bouclier Rouge et la Lance Verte sont ensemble !! Mais, contrairement au général Zorphéas qui savait bien ça, ce muffle de Matery serait ravi de vous envoyer mourir au front !!"

"Saïn !! Ça suffit !! Un chevalier ne craint pas la mort. Comment osez-vous dire cela ?!"

"Comment est-ce que j’ose dire cela ?! Parce que c’est la vérité. Est-ce que vous êtes aveugle à ce point, Kent ?! Vous n’avez jamais remarqué les regards qu’il portait sur vous ?! Le ton méprisant avec lequel il s’adressait à vous, les mille humiliations qu’il vous faisait subir pour des prétextes les plus idiots les uns que les autres ?!"

"Saïn !!"

"Laissez-moi finir !! Matery vous déteste. Il est mortellement jaloux de vous, car vous êtes brillant, droit, empli de cœur et qu’on vous aime plus que lui, vous qui pourtant êtes moins gradé que lui. Il sait que nous sommes frères d’arme et que nous combattons toujours côte à côte, et c’est pour ça qu’il nous a intentionnellement séparés !!"

La colère de la Lance Verte était telle qu’il ne se rendait pas compte qu’il frappait des pieds le sol, et que Kent reculait sous cette vision – effrayé comme un chevalier peut l’être. Où était son ami jovial et impétueusement attentif ?

"Il vous a toujours détesté et c’est comme ça qu’il se venge !! De toute ma vie, même si je suis contraint de l’appeler « général » du bout de mes lèvres, jamais il ne sera mon général et mon chef en mon cœur !! Jamais je ne le respecterai et le considérerai comme tel !!"

Une voix glaciale se fit entendre de derrière.

"Voilà qui est intéressant à entendre, capitaine Saïn."

Le chevalier vert ne sursauta même pas. Bien au contraire, il se retourna et planta son regard noisette enflammé dans celui d’un bleu glacial qu’avait le nouveau venu, qui n’était d’autre que le grand général Matery lui-même.

"Quel regard insolent, capitaine."

Des mots glacials…

"Si vous entendiez ce que dit mon regard, je crois que vous le trouveriez encore plus insolent !!"

L’Œil de Glace – c’était ainsi qu’on surnommait le grand général Matery – ne cilla même pas sous l’attaque.

"Le commandant Kent et les autres supérieurs avaient raison. Vous êtes un… passionné. Vous manquez par conséquent… de discipline ou… de cervelle. Probablement… les deux à la fois."

C’en était trop pour la Lance Verte, qui se planta encore plus insolemment devant le majestueux homme aux yeux de glace.

"Vous savez quoi, Matery ?! Je vous déteste !!"

Kent n’eut même de pousser un cri horrifié sous l’irrespect torride de son ami – qui n’avait pas appelé son supérieur par son grade ! Un éclair avait comme jailli de la salle, et d’un seul coup, Saïn avait chancelé, comme s’il était ivre. Avec une rapidité stupéfiante, le grand général lui avait donné une puissante claque, sans même paraître quant à lui le moins du monde déséquilibré.

"Aussi vrai que l’on me surnomme l’Œil de Glace, je vous materai, capitaine Saïn. Le jour viendra où vous ramperez devant moi en implorant mon pardon."

Quelle puissance dans ce coup… dans une fraction de seconde, le Bouclier Rouge s’était porté au devant de son camarade, faisait un bouclier – rouge – de son corps.

"Général ! Je suis désolé… je…"

Mais la voix était plus glaciale que le bleu de glace vivant dans les yeux du général.

"Ecartez-vous, commandant Kent. Ceci est une affaire entre moi et le capitaine Saïn. Allez-vous désobéir vous aussi à un supérieur ?"

A contrecoeur, le jeune chevalier rouge se recula.

"A partir d’aujourd’hui, votre camarade séjournera dans le quartier ouest, et vous, capitaine Saïn, dans celui-ci. Et je vous donne deux journées de cachot sans manger ni boire pour vous apprendre les bonnes manières. Gardes !"

La Lance Verte fut tellement sous le choc devant cette punition qu’il en oublia de protester lorsque deux gardes du corps l’empoignèrent par le bras. Et pour la première fois de sa vie, le Bouclier Rouge ne put défendre son frère d’arme.

Pour la première fois, la Sainte Armure de Caelin était brisée en deux moitiés…

(Cachot)

(Du temps plus tard…)

Je le… déteste. Je le… je le HAIS !!

Avec une violence qui l’eût effrayé lui-même s’il avait pu se voir, le jeune chevalier avait frappé la porte. Cette dernière gémit, mais seul l’éclat sauvage qui brilla dans les prunelles noisette renvoya le reflet du mince rayon de lumière qui passait par la lucarne. Pourtant, on était en plein jour. Mais aucune lumière n’arrivait jusqu’au cachot. Matery espérait sans doute avoir raison de son ardeur en lui enlevant jusqu’au droit de sentir le soleil sur sa peau.

S’il croit qu’il m’aura comme ça !!

Pourtant, le temps passait, et Saïn commençait sérieusement à déprimer. Outre qu’il commençait à avoir très soif – et faim aussi –, quelque chose lui pesait terriblement le cœur.

Pour la première fois depuis l’éternité, la Lance Verte n’était plus protégée par le cœur droit du Bouclier Rouge.

Saïn était sûr d’une chose : que si Kent l’avait vu en train de fulminer contre Matery, il l’aurait sévèrement réprimandé en lui rappelant que la haine perd le cœur d’un chevalier, et que tant cela lui est humainement possible, jamais il ne devrait bénir l’adversité d’éprouver de la haine contre elle. Il ne put s’empêcher d’avoir un mince sourire.

Kent…

Toujours, toujours… on dirait que le cœur du devoir habite votre âme, et que votre âme habite mon cœur… mais je crois que votre conscience du devoir vous perdra un jour.

Encore une fois, la Lance Verte sourit.

Il ne pense qu’à ça. Qu’à ça. « Je dois faire mon devoir », « je ne fais que mon devoir », « le devoir passe d’abord »… etc… et je vous en passe. Si je ne l’avais pas connu depuis autant de temps, j’aurais dit qu’il avait certainement accroché un écriteau sur son lit stipulant « diction n° 1 : toujours faire son devoir ». Mais maintenant, moi, je sais que c’est dans sa tête qu’il y a cette morale, et dans son cœur qu’il y a cette douleur. Et ça m’inquiète plus que jamais.

D’un autre côté, ça me fait sourire, aussi : cela me rappelle quand nous étions petits !

Quand on était petit, on jouait toujours ensemble au chevalier. C’est à qui était « le plus fort », « le plus courageux », « celui qui protégerait le plus longtemps la ville »… tous les autres jeux nous étaient interdits, Zorphéas nous aurait jamais permis de nous écarter de notre apprentissage. Mais ça, il estimait que c’était bon pour la formation, alors, il nous laissait jouer à ça.

(Flash-back d’enfance.)

"Non, j’ai gagné, Saïn."

"C’est même pas vrai !! J’vous ai touché !!"

"Comment ça, pas vrai ? C’est moi qui vous ai touché. J’ai attendu, vous avez raté votre coup, et j’ai donné un coup."

C’est du Kent tout craché, ça. Penser le combat. Penser la tactique. Penser la victoire. Penser… tout. Même à cet âge, qu’est-ce qu’il pensait !

"Oui, mais mon coup à moi, il était plus fort ! Votre coup à vous, il m’a à peine touché ! Et en plus, j’ai gagné plus de fois !"

"Non, j’ai compté combien. J’ai gagné 23 fois, vous 22."

"C’est mal compté ! Nan, nan, et nan !! J’ai pas perdu !"

Ça me fait toujours rire, quand j’y pense. Même à cet âge-là, il était déjà si consciencieux, si prévoyant ! Quant à moi… ah, je suppose que je suis un peu plus NORMAL ! Je sais que je ne suis pas aussi sérieux que lui, et que je ne pourrais jamais lui arriver à la cheville pour cela. Mais bon, ce n’est pas mon rôle ! Mon rôle, c’est de faire rire Kent. Lui rendre son sourire, sa joie, son allant, son bonheur aussi – tout ce qu’il oublie toujours lorsqu’un devoir secret l’appelle devant les obstacles de la vie…

(Retour à la réalité…)

(Cachot…)

"Eh, toi là !"

Le jeune geôlier s’arrêta. Une voix… de la porte du cachot ? Elle lui semblait familière…

"Oui, c’est moi qui te parle !"

Quelle ne fut pas sa surprise en s’apercevant qu’elle appartenait au…

"Capitaine Saïn ?!!"

"Le beau et merveilleux capitaine Saïn en personne, de fait !"

Il sembla au geôlier que la trace d’humour était empreinte d’une tristesse profonde.

"Monsieur… Julian est désolé pour vous. Julian voudrait faire quelque chose pour le capitaine Saïn qui est si bon avec lui, mais…"

"Ne te fais pas de souci. Tu n’y es pour rien, c’est ma tête qui ne veut jamais réfléchir avec de faire une bêtise… ne t’inquiète pas."

"Julian est désolé tout de même… Julian pourrait-il faire quelque chose pour Monsieur ?"

"Non, c’est impossible… non, attends, si, peut-être !"

Le geôlier s’approcha.

"Dis-moi, as-tu entendu parler de la mission qui allait se faire dans la division du quartier ouest ?"

La division où était Kent à présent…

"Que Monsieur laisse Julian réfléchir…"

La Lance Verte était sûre que le geôlier avait des chances de le savoir, car les nouvelles se transmettaient d’homme à homme…

"Julian se souvient d’avoir entendu quelque chose à propos d’une mission suicide… dans la région des Bakadors… contre l’empereur du… Monsieur, Monsieur !! Monsieur va bien ?!"

Le jeune chevalier vert avait mortellement pâli. Ses soupçons… ses soupçons… ils étaient fondés !!

"Monsieur est si pâle… Monsieur veut que Julian lui apporte de l’eau ?! Ou autre chose ?!"

Matery voulait que Kent meure là-bas…

"N-non… ça ira. Merci encore… je… il vaut mieux que tu me laisses. Si le général te surprenait…"

Après un long coup d’œil inquiet, le geôlier disparut.

(Reprise du flash-back)

Je me souviens que je me mettais à pleurer, lorsque Zorphéas n’était pas là pour m’en réprimander…

"…"

Curieusement, Kent ne pouvait jamais me voir pleurer. Tous les autres disaient que pleurer, c’était bon pour les mauviettes, et Zorphéas n’hésitait pas à le répéter quand on avait le malheur de laisser une larme tomber. C’est pour ça, qu’un jour, alors qu’un soldat m’avait battu, je m’étais caché dans un coin, tout seul, pour pleurer. Si je le disais à Zorphéas, il me disait que j’étais une mauviette de pleurer et me grondait. C’était pour ça que je m’étais caché…

Pour être seul…

"…"

"Saïn ?"

"… …c’est…… "

"Saïn ! C’est moi !"

Quand je l’avais vu venir, je me suis reculé instinctivement : j’avais tellement peur qu’il soit accompagné de Zorphéas, qu’il soit d’accord avec lui, parce que… il faisait toujours ce qu’il fallait ! Mais il s’est avancé vers moi, l’air inquiet.

"Qu’est-ce que vous faîtes là ? Tout le monde vous cherche ! "

J’avais hurlé.

"Je veux pas que tout le monde me cherche !! "

Je m’étais rendu compte que l’eau recommençait à couler à flot de mes yeux. Je ne voulais pas qu’il le voit, pas lui ! Lui aussi, il allait me dire qu’il ne fallait pas faire ça, et je ne pouvais pas supporter cette idée ! Jamais…

Mais…

"Saïn… vous…"

Il n’avait pas l’air de vouloir me réprimander ?

Il s’est avancé, il a touché mon visage, où les larmes qui avaient tracé un sillon trempèrent ses doigts.

"Vous…ne… souriez plus…"

Je me souviens que je l’ai regardé, les yeux brouillés de larmes. Il avait l’air si meurtri par mon état, que mes lèvres se sont mises à trembler et que… je ne suis mis à pleurer de plus belle. Je me souviens de ses doigts fins – Kent a des mains étonnamment belles pour un chevalier –, qui, troublés, partaient à la recherche du sourire évanoui sur mon visage, sans parvenir à le trouver. Car je m’étais jeté dans ses bras, et lui me serrait sur sa poitrine, continuant à chercher le perpétuel sur mes lèvres et dans mon regard pétillant, qui, ce jour-là, avait disparu.

"Ne… pleurez… pas…"

Je m’étais écrié, toujours les yeux brouillés de larmes, le visage dans sa poitrine.

"Non, non !! Pas vous !! Pas vous aussi !! Tout le monde veut que je ne pleure pas !! Tout le monde me dit que c’est mal !!"

Mais lui avait entrepris d’essuyer l’eau qui coulait sur mes joues, en me serrant plus fort.

"Moi aussi… tout le monde me dit que c’est mal… si je fais les choses mal…mais… je n’ai pas envie de… faire mal… en vous… laissant… être… si… mal… "

Je me suis tu, me sentant devenir plus calme dans ses bras, alors que ses mots devenaient murmure.

"Ne… pleurez… plus… Souriez…"

Lorsque nous sommes rentrés, il était déjà tard. Il me prenait par la main, et je le suivais, docilement. L’enfant empli de colère et de larmes était devenu plus calme. Zorphéas nous attendait, devant la porte. Il avait l’air en colère, et à la fois – c’est seulement maintenant que je le réalise – soulagé.

"Kent ! Vous en avez mis, du temps ! Qu’est-ce que vous faisiez ?! Quand je dis de rentrer à l’heure, il faut rentrer à l’heure, pas d’exception parce que c’est vous ! Vous serez puni !"

J’avais senti la main de mon camarade trembler. C’était injuste ! C’était moi qui l’avais retardé ! Je me suis mis à trembler avec tant de force, tant la peur et la colère était forte, que Kent a jeté un coup d’œil de côté sur moi, effrayé par une éventuelle crise, avant de se porter devant le danger.

"Monsieur, je suis désolé…je ne voulais pas…"

Dans ce simple instant, Kent avait déjà appris à me protéger. A prendre sur lui… pour moi. C’est dans de tels instants que, pour la première fois, j’avais appris la notion du remords. Avec Kent, mon meilleur ami. J’ai appris tous les plus forts sentiments du cœur avec lui, et c’est pour ça que nous sommes si proches. Nous nous sommes tout appris mutuellement, ensemble…

(Plus tard dans le flash-back…)

Finalement, nous avions été consignés dans une pièce, sans permission d’en sortir et sans nourriture pour le soir. Mais peu m’importait (sauf pour la nourriture), parce que, maintenant, on était tranquille, et tous les deux ensemble. Le soldat qui m’avait battu ne viendrait plus m’embêter, et Zorphéas ne nous rendrait pas visite avant le lever du jour.

Je me rappelle m’être approché de Kent, qui était assis sur un banc, avant de m’asseoir à côté de lui, l’entourant de mes bras. Je me souviens qu’il m’a regardé, et qu’il a eu un de ses rares sourires qu’il ne réserve jamais qu’aux grands moments. Il m’a serré aussi dans ses bras, et, fermant les yeux, j’ai posé ma tête sur son épaule.

"Kent…"

"Oui ?"

"Nous resterons toujours ensemble, n’est-ce pas ?"

"Toujours…nous sommes frères d’arme, Saïn. Et les frères d’arme sont toujours l’un pour l’autre. Je suis là pour vous et vous êtes là pour moi."

Je suis là pour vous et vous êtes là pour moi…

Je me demande si Kent se souvient de tout cela. Moi, je n’ai pas oublié. Tout est resté à jamais gravé dans mon cœur.

Parfois, quand je lis dans son regard que les souvenirs s’en vont et que son âme meurt, j’ai envie de pleurer, comme quand j’étais petit, et qu’il revienne à moi pour sécher mes larmes et que nous soyons de nouveau ensemble. C’est enfantin, n’est-ce pas ? Mais je crois sincèrement qu’il y a des choses d’enfant qu’il ne faut jamais oublier. Sinon, on meurt.

Et c’est ça, le grand problème de mon Kent : si perfectionniste, qu’il veut absolument tout oublier de lui, de son enfance.

A-t-il oublié notre promesse d’enfance dans sa souffrance ?

Ça a commencé depuis un temps déjà. Tuer a commencé à lui causer des remords depuis un certain temps. Maintenant, depuis la mort de Zorphéas, c’est encore pire. Il est en train de mourir sous mes yeux.

Où va-t-il mourir à présent ?

Moi aussi, je souffre : et je suis lâche, parfois. Quand je ne parviens plus à sentir son soutien, je ne suis plus le même. J’aurais envie de sentir sa chaleur d’avant, mais que faire lorsqu’il y a quelque chose que je ne peux forcer ?

Alors, je m’amuse à un passe-temps sordide. Je sors, pour être seul, pour ne plus être incapable devant la douleur sourde de Kent, la douleur qu’il refuse de partager avec moi. Mais comme je suis incapable de rester seul, je vais courtiser les femmes. Vous vous demandez pourquoi, n’est-ce pas ?

Tout simplement, parce que les femmes ont quelque chose d’extraordinaire. Je vais confier un secret.

Savez-vous que… les femmes sont magnifiques ? Oui, elles le sont. Les femmes sont belles, et certaines d’entre elles comme Lady Lyndis ont un cœur encore plus grand que leur beauté pourtant si radieuse. Si je n’avais pas été lié d’une attache si forte avec Kent, je me serais marié avec une femme. Pour connaître son amour, sa beauté, la beauté de son amour. Oui, oh comme les femmes sont merveilleuses ! Elles ont quelque chose que nous n’aurons jamais. Ou plutôt… que moi, je n’aurai jamais.

Je sais combattre comme un chevalier fort et brutal, mais je n’aurais jamais la subtile profondeur de leur tendresse, leur ardeur piquante, leur mystère envoûtant. Des fois, cela me rend triste. J’aurais voulu être femme, parfois. Etre leur élégance secrète, leur beauté mystérieuse, tant de choses qui nous captivent parce que nous ne les possédons pas. Je peux aller les charmer par la mâle beauté qui m’a été donnée, mais je ne serais jamais la finesse incroyable qu’elles possèdent, qu’elles sont. J’aurais tant aimé l’être, pourtant…

Kent, est-ce que vous pourrez comprendre cela un jour ?

Vous êtes différent, vous. Vous êtes la deuxième moitié qui comble les affres de besoin de ma seconde moitié, et ce que je ressens pour vous est comme la lune qui attend le soleil, ou le soleil qui attend la lune : indépendants et différents, nous ne vivons que parce que l’un existe et que l’autre l’attend. Toujours ensemble, toujours deux par deux, toujours différents. Si la lune n’avait pas existé, le soleil non plus. Leurs mondes sont différents, mais ils partagent le même univers.

Et c’est là que le bât blesse, oh Kent, mon cher ami.

Car si j’avais été femme, vous n’auriez pas seulement été la seconde moitié de mon âme, que je cherche toujours au loin, et pourtant si près. Vous m’auriez regardé comme vous auriez regardé Lady Lyndis, c’est-à-dire comme un homme peut aimer une femme. Vous m’auriez regardé avec le désir de connaître le si étonnant mystère qui enrobe une femme, et il y aurait eu du désir dans vos yeux, du désir.

Et notre amour aurait recouvert le monde.

Mais je ne suis pas une femme et Kent est maintenant parti trop loin.

Si loin, que je ne sentirai plus la chaleur de son amour attentionné, la droite raison qui apportait toujours de la paix à mon âme.

Adieu, Kent. Adieu.

La Lance Verte s’est brisée sur les affres de la vie, le Bouclier Rouge est parti mourir en solitude devant le combat, et la Sainte Armure de Caelin n’est plus.

Elle s’est brisée sur les rochers du combat.

Adieu, Kent…

 

A suivre…

*

 

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